mardi 6 mars 2007, 16h26 Ethanol contre tortillas : les Mexicains crient famine Par Marsupilami, sa biographie

Cet article a été rédigé par un reporter d'AgoraVox, le journal média citoyen qui vous donne la parole.

Nous sommes à San José, un petit village du Mexique, dans la cuisine d'une pauvre maison en pisé. Comme tous les jours, Adelita prépare la nourriture de base pour son mari Diego et ses quatre enfants. Elle verse 500 grammes de nixtamal (farine de maïs)-> http://sites.estvideo.net/malinal/notes/cocer.nixtamal.html sur la table, y ajoute une petite cuiller de sel et commence à travailler de ses mains la pâte qui se forme tandis qu'elle y incorpore progressivement de la graisse végétale et de l'eau afin qu'elle soit malléable. Lorsque la pâte est homogène, Adelita la sépare en douze boules de la taille d'un œuf, la laisse reposer vingt minutes sur la surface farinée puis étend les boules en minces galettes à l'aide d'un rouleau à patisserie. Elle fait enfin frire le tout deux minutes de chaque côté dans une poêle remplie d'huile d'olive.

Adelita vient de faire des tortillas que sa famille mangera accompagnées de frijoles (haricots rouges). C'est le plat traditionnel des pauvres mexicains qui représentent 70 % de la population de ce pays. Et elle se demande si ce n'est pas la dernière fois, tant le prix du maïs augmente vertigineusement depuis quelques années.

Rien que cet année, il est passé de 5 à 10 pesos le kilo et son mari José ne touche que le salaire minimum, soit 613 pesos par mois (62,50 euros). Etant donné que sa famille, comme tous les autres pauvres, consomme 15 kilos de tortillas par mois et par personne, le calcul est vite fait : au début de 2006, son budget tortillas mensuel s'élevait à 375 pesos. Un an plus tard, il était de 750 pesos par mois. Nettement plus que le salaire de son mari, même si ce dernier vient d'être augmenté de 3,89 %. La famine pointe.

De toutes façons, ce ne sont là que des chiffres, des abstractions qui ne veulent plus rien dire pour Adelita depuis 1999. Car cela fait longtemps qu'elle a remplacé ses tortillas jadis quotidiennes par des soupes instantanées saturées de mauvaises graisses, bourrées de colorants industriels, saturées de sodium et pour la plupart sans aucun apport énergétique produites par des industries locales ou états-uniennes sans scrupules. Les tortillas désormais, c'est pour les jours de fête. {Libéralisation et malnutrition} Adelita est très représentative des 70 % de Mexicains pour lesquels les frijoles et les tortillas sont la principale, et souvent l'unique, source de protéines pour les 15 millions d'entre eux qui sont les plus pauvres (soit environ 15 % de la population).

Adelita ne sait pas que ses malheurs ont commencé en 1994, lors de la signature de l'ALENA, accord de libéralisation du commerce signé entre les USA, le Canada et le Mexique. Un vrai marché de dupes qui a surtout profité aux producteurs de maïs états-uniens, très soutenus par leur gouvernement pseudo-libéral et en fait archiprotectionniste. Bilan : tandis que les livraisons de maïs états-unien au Mexique augmentaient de 3 % par an depuis cette date, les tarifs douaniers baissaient de 8,6 % avec la même périodicité, avec pour objectif leur élimination totale à l'horizon de 2008. Ce hold-up a ruiné un très grand nombre de petits producteurs mexicains.

C'est cependant en 1999 que les choses ont commencé à sérieusement se gâter pour Adelita. Cette année-là, le gouvernement de son pays, sous la pression des USA, décide de libéraliser (entre autre) les prix de la tortilla, qui s'envolent aussitôt. C'est à cette époque-là qu'elle s'est progressivement mise à remplacer sa nourriture traditionnelle par ces putains de soupes instantanées sans valeur nutritive. Sept ans plus tard, une enquête nationale baptisée Santé et Nutrition démontrait que 60 % des enfants de moins de cinq ans souffraient de malnutrition et que 40 % des adultes étaient victimes de diverses pathologies en rapport avec leurs carences alimentaires infantiles. Rien d'étonnant, puisque le prix de la tortilla avait pendant la même période augmenté de 135 %, ce qui avait poussé les consommateurs à réduire leur ration quotidienne de 215 g à 140 g.

La faute à ces satanés gringos, comme dit José, le mari d'Adelita ? Pas seulement. La libéralisation du prix de la tortilla sous les auspices de l'ALENA a certes profité à Cargill, géant de l'agroalimentaire états-unien, mais aussi à de grands cartels du maïs mexicains comme Minsa et Maseca. Tout ce joli monde a su anticiper et spéculer sur la hausse des cours internationaux du maïs en ne mettant sur le marché que des quantités de grain très réduites, provoquant ainsi une envolée des cours faramineuse : en 2006, Cargill faisait carrément la culbute sur la tonne de maïs en 3 mois, l'achetant 175 dollars et la revendant 350 !

Des chiffres indécents qu'Adelita, devenue obèse comme 60 % de ses concitoyens à cause de la malbouffe, ne peut même pas imaginer. Et elle ne peut même pas essayer de s'approvisionner en farine de maïs chez des petits distributeurs indépendants : Cargill & co contrôlent quasi-intégralement le réseau de distribution et imposent leurs prix. La main invisible du marché, Adelita se la prend en pleine gueule.

Et Adelita la miséreuse n'a encore rien vu. Le pire est encore à venir, avec la bénédiction de l'évangélique et éthanolique G.W. Bush. {L'élixir magique de G.W. Bush} Lors de son dernier discours sur l'état de l'Union, G.W. Bush a lyriquement évoqué un {“élixir magique en mesure de régler tous les problèmes économiques, environnementaux et diplomatiques”}. De quoi parlait-il ? D'une pilule magique productrice de paix, d'harmonie et de bonheur inventée par l'industrie pharmaceutique ?

Non. Il parlait de l'éthanol, c'est à dire d'écologie psychédélique façon big bizness coiffé de stetsons et chaussé de santiags sur fond de sociétés offshore dans des paradis fiscaux où la tortilla est un plat inconnu et où l'existence d'Adelita ne vaut pas le quart d'un billet vert.

Pour palier à la raréfaction de la ressource pétrolière et par conséquent à la flambée de ses prix, les USA se sont avec frénésie lancés dans la production de biocarburant à base de maïs, dont ils sont un des plus gros producteurs et exportateurs mondiaux. Du coup, la spéculation sur ce produit fait rage, les prix flambent et il est à craindre que, très vite, la quantité de maïs disponible pour l'alimentation humaine et animale ne diminue dramatiquement par rapport à celle consacrée à la production d'éthanol pour bagnoles et camions états-uniens.

La construction de distilleries d'éthanol de maïs est donc en plein boom aux USA. Le problème, c'est qu'un rapport officiel états-unien estime que celles-ci auront besoin de pas moins de 139 millions de tonnes de maïs d'ici à la récolte de 2008. Or le ministère de l'Agriculture ne prévoit qu'une production de 60 millions de tonnes... et il faudra donc trouver 79 millions de tonnes nécessaires ailleurs. Et donc en priorité au Mexique (source : Courrier International). Adelita a de sérieux soucis à se faire. En réalité, l'élixir magique de G.W. Bush n'est qu'un mensonge de plus. Des journalistes du Chicago Sun-Times ont mené une enquête sur la filière éthanol de maïs, et en ont déduit que cétait en réalité, {"très cher et inutile”}, puisqu'en aucun cas il n'était possible que ce biocarburant permette aux USA d'accéder à l'indépendance énergétique, comme le prétend Bush : {“Même si tout le maïs produit aux Etats-Unis en 2007 était réservé à la production d'éthanol, la consommation de pétrole ne baisserait que de 12 %”}.

Cette absurdité se fait et se fera quand même, pour le plus grand profit spéculatif et industriel des cartels du maïs états-uniens et mexicains. Sur le dos de la misérable Adelita qui n'aura plus qu'à mourir de faim. En 2007, on estime que le prix de la tortilla augmentera encore de 61 %.

Il est très probable que de gigantesques émeutes de la faim se produisent au Mexique d'ici à deux ans. Il est très probable que les USA soient l'objet d'une vague d'immigration mexicaine sans précédent. Le mur pour essayer de la contenir est en cours de construction. Il est très probable que de cyniques et méticuleux compables de Cargill dénombrent déjà parmi les Mexicains ceux qui mourront de faim chez eux, ceux qui mourront de soif dans le désert de Sonora et ceux qui arriveront à passer le Rio Grande pour se faire exploiter, pauvres clandestins, dans les distilleries d'éthanol de Cargill.

Adelita privée de tortillas aura alors raison de se révolter (y compris violemment) contre l'ultralibéralisme éthanolien. D'ailleurs, son prénom est tout un poème révolutionnaire mexicain...