CHIAPAS : la guerre invisible...
Tandis qu'Irene Kahn, secrétaire générale d'Amnesty International,
multiplie les mises en garde en direction du gouvernement de Felipe
Calderón 1, les flots de touristes nord-américains et européens
continuent de submerger, entre deux cyclones, le littoral du Yucatán
ou du
Pacifique. Mais leurs troupeaux bariolés se pressent également
San
Cristobal, sur les sites mayas et devant les superbes paysages du
Chiapas.
Pourtant, et ce n'est pas le moindre des paradoxes de cette
frénésie de
"découverte" qui pousse les nouveaux aventuriers de la modernité,
une sale
guerre continue de se dérouler dans cet Etat du Sud-Est mexicain,
sans
même que ceux-ci en recueillent le moindre écho. A quelques pas de
Palenque ou de Yaxchilán, des cascades d'Agua Azul ou de la lagune
de
Miramar, des dizaines de communautés indigènes mayas (chol,
tsotsil,
tseltal ou tojolabal) et zoques sont violemment agressées par des
bandes
de paramilitaires. Maisons brûlées, champs de maïs, arbres
fruitiers ou
plantations de café dévastés, viols et assassinats se répètent
semaine
après semaine, perpétrés souvent par d'autres indigènes,
encadrées par
l'OPDDIC. Créée par d'anciens membres du groupe terroriste
pro-gouvernemental "Paz y Justicia", cette "Organisation pour la
défense
des droits indigènes et paysans" a été réactivée par l'actuel
gouverneur
de l'Etat. Equipée et protégée en sous-main par l'armée
fédérale et
certains corps de police, l'OPDDIC est devenue en un an le fer de
lance de
la "guerre de basse intensité" menée contre la rébellion zapatiste
2.
Une guerre qui s'appuie sur les principes définis en leur temps par
les
théoriciens français, puis argentins et nord-américains de la
contre-insurrection, et dont l'essentiel consiste utiliser des
membres
de la population civile pour semer la terreur au sein de celle-ci, et
tenter ainsi d'isoler les plus déterminés des insurgés 3. Ce qui
rend
actuellement l'OPDDIC particulièrement dangereuse, c'est que son
action
contre les communautés zapatistes est concertée avec la dernière
offensive
gouvernementale contre la petite paysannerie du pays. A travers un
programme baptisé "PROCEDE", le pouvoir fédéral cherche en effet
liquider un acquis fondamental de la révolution de 1910 : la
reconnaissance du droit la terre, dans le cadre de la propriété
collective (avec l'instauration des "ejidos"), pour ceux et celles
qui la
travaillent. Car même si la réforme agraire pour laquelle des
centaines de
milliers de "peones" indigènes et "métis" avaient donné leur vie
n'a
jamais été menée jusqu'au bout, le maintien actuel des "ejidos"
(la terre
appartient l'ensemble de la communauté, les parcelles se
transmettant de
génération en génération, mais sans pouvoir être vendues ou
utilisées
d'autres fin que l'agriculture) n'est plus tolérable pour un
système
économique dans lequel tout est marchandise, y compris la terre,
l'eau,
les ressources naturelles et tout ce qui est vivant. Le PROCEDE
consiste
offrir aux paysans des titres de propriété individuelle sur ces
terres
naguère collectives. Nantis de ces "papiers", ceux-ci pourront enfin
s'affranchir des règles et des solidarités communautaires,
bénéficier
d'une garantie pour emprunter aux banques de quoi s'offrir outils
"performants" et engrais chimiques, voire vendre la terre au plus
offrant
si l'attrait de la "vie en ville" se fait trop pressant. L'activité
de
millions de petits paysans tourne encore essentiellement autour de
l'autosubsistance, leur consommation est réduite et ils n'alimentent
guère
le marché et la grande distribution au niveau national ou
international.
Le développement de l'agriculture passe donc par l'éradication de
cette
paysannerie, pour laquelle on envisage un meilleur avenir, dans
l'agro-industrie du Nord ou des Etats-Unis, ou encore dans les
"maquiladoras", ces usines textiles ou électroniques de montage dont
le
Mexique s'est fait une spécialité, rivalisant même, en termes de
compétitivité et d'absence de droits sociaux, avec la Chine et
l'Inde.
Dans quelques décennies, s'il reste des historiens, ceux-ci
analyseront
probablement le soulèvement zapatiste de 1994 comme un des derniers
et des
plus déterminés et créatifs soubresauts d'une culture et d'un
monde qui se
refusent disparaître. Des sociétés où l'importance des liens
de
solidarité entre humains, mais aussi avec la terre qui les nourrit,
prime
sur tout le reste. Cette rébellion, commencée par les armes,
poursuivie
par la parole et l'action de quelques centaines de milliers
d'indigènes
engagés envers et contre tout dans la construction de leur
autonomie, a
remporté des succès aussi indéniables qu'impressionnants. Sans
aucune aide
ni intervention de l'Etat et de ce qu'ils appellent le "mauvais
gouvernement", avec le seul appui de quelques organisations et
groupes de
la société civile mexicaine et internationale, les zapatistes sont
en
train de mettre en place un système éducatif, de santé et de
justice
remarquables. Profondément inspiré par le principe du "commander en
obéissant", le fonctionnement de leur autogouvernement tous les
échelons, de la communauté villageoise au "municipe autonome" et
la
région (dont les cinq "caracoles" coordonnent les moyens et les
projets)
offre une véritable leçon d'organisation et de démocratie. Les
responsables, désignés dans leur communauté pour une période
maximale de
trois ans, et révocables tout instant, se relaient tous les
quinze jours
aux postes de commande des "conseils de bon gouvernement". Nombre de
ces
femmes et hommes ne savent ni lire ni écrire, et ce ne sont pas des
critères de compétition qui ont prévalu lors de leur nomination,
mais ceux
du dévouement, du respect et de la sagesse dont ils ou elles ont
fait
preuve travers les fonctions précédemment assumées, dans le
cadre de la
coutume des "cargos" propres aux communautés indigènes.
Pendant la dernière semaine du mois de juillet, des
ressortissant-e-s de
plus de 45 pays de tous les continents ont écouté des centaines de
représentant-e-s des communautés rebelles zapatistes. Dans un
espagnol
parfois hésitant, mais toujours expressif et digne, ces derniers ont
pu
exposer leurs efforts, leurs succès et leurs difficultés, mais
aussi leur
vision du monde et de son avenir 4.
Les succès du mouvement zapatiste inquiètent en haut lieu. Les 12,
13 et
14 octobre prochain, l'EZLN organise une nouvelle rencontre, cette
fois
avec les peuples indigènes des Amériques. Elle se tiendra dans le
nord du
pays, en territoire yaqui, et fera probablement appel la mémoire,
dans
ces terres où la résistance a perduré jusqu' l'orée du XXe
siècle.
1810 : début de la guerre d'indépendance au Mexique et du
soulèvement
général contre le colonialisme espagnol.
1910 : début de la révolution mexicaine.
2010 ? Si notre rationalisme nous interdit toute spéculation autour
d'un
calendrier, les Amérindiens, qui possédaient le leur 1 500 ans
avant les
Occidentaux, pourraient bien s'en saisir pour déterrer nouveau la
hache
de guerre.
Il s'agit donc pour le gouvernement fédéral, et pour celui de
l'Etat du
Chiapas, de passer la vitesse supérieure, de déployer tous
azimuts
l'offensive contre ce mouvement qui fait tache d'huile. Les attaques
contre les communautés se multiplient. Depuis le 12 août, un paysan
zapatiste et son fils se débattent entre la vie et la mort,
l'hôpital de
Tuxtla Gutierrez. L'OPDDIC se voit secondée dans certaines régions
par des
membres de coopératives de café, bénéficiant même des labels
"bio" et
"équitable", comme les "Cafés de la Selva". Ceux-ci entrent dans le
conflit, afin de bénéficier leur tour du PROCEDE, et tentent de
chasser
les zapatistes des terres récupérées depuis 1994. D'autres
communautés,
dont les responsables rêvent de ramasser quelques miettes du
développement
"éco-touristique" dans la région, se laissent également attirer
par les
sirènes de la propriété privée des terres, et passent
l'offensive. C'est
le cas au cœur même de la forêt Lacandone. La confrontation ne
fait que
commencer. Ils faudra y être attentifs, d'autant que la presse et
les
médias au niveau international demeurent silencieux. Cette guerre,
au
paradis du commerce équitable et du tourisme écologique, doit
demeurer
invisible.
Pourtant, il se trouvera toujours des voix pour témoigner 5, et
rappeler
au monde l'importance de ce qui se joue au Chiapas.
14 août 2007 - Jean-Pierre Petit-Gras
1 Irene Kahn a vigoureusement dénoncé la pratique systématique
de la
torture et les agressions sexuelles commises par les policiers contre
les
opposant-e-s, qu'il s'agisse de San Salvador Atenco, d'Oaxaca ou
encore
contre les mineurs de Sicartsa ou les paysans qui refusent la
construction
du barrage de la Parota, dans le Guerrero. Elle a également
souligné
l'incroyable laxisme des autorités devant les centaines
d'assassinats
perpétrés sur des femmes Ciudad Juárez, Chihuahua.
2 Depuis 1994 les insurgés zapatistes ont occupé plusieurs
centaines de
milliers d'hectares, dont leurs ancêtres ont été spoliés par les
colonisateurs et leurs descendants.
3 Voir ce sujet le très bon film de Marie-Monique Robin "Les
Escadrons
de la mort".
4 Les zapatistes ont en effet organisé dans trois des "caracoles"
les
"deuxièmes rencontres avec les peuples du monde". Les documents
rendant
compte de cet événement sont en voie de publication sur le site de
l'EZLN
et des collectifs sympathisants dans différents pays.
5 Le site de l'EZLN présente des traductions. Sur la
paramilitarisation,
on peut consulter en espagnol le site du CAPISE, ou celui du
"Col.lectiu
de Solidaritat amb la Rebel.lio Zapatista" de Barcelone. En
français,
celui du CSPCL.