LA GUYANE PARALYSEE PAR LA GREVE.

C'est la grève en Guyane depuis le lundi 24 novembre 2008. Bref récapitulatif des événements :

Guyane, novembre 2008. Le carburant est très cher. (€1.77/litre de sans plomb, €1.55/litre de diesel.) Un collectif de citoyens s'organise pour examiner les causes de ces tarifs. Ils créent l'Association des Consommateurs en Colère (A.C.C.) (http://consoencolere.blogspace.fr) Ils se veulent apolitiques. Ils analysent les prix, décomposent des calculs très compliqués et posent des questions aux élus.

Dimanche 23 novembre. A.C.C. laisse entendre que des barrages routiers vont être installés sur les axes principaux, en coopération, pour une opération d'une telle envergure, avec des "socioprofessionnels."

Lundi 24 novembre. Les barrages sont installés, Cayenne et Kourou, St-Laurent-du-Maroni sont fermés. Les ambulances peuvent franchir les barrages de Kourou, ainsi que certains habitants. A.C.C. autorise le passage de certains véhicules pour permettre le fonctionnement du Centre Spatial Guyanais (C.S.G.) qui doit maintenir au minimum 3% de son personnel en activité car le site est classé selon la norme SEVESO.

Mardi 25 novembre. Des habitants parviennent à franchir les barrages à pied ou à vélo. Le soir, le mouvement se durcit et seuls les piétons peuvent passer.

Mercredi 27 novembre. On parle de violences sporadiques. France Inter, dans un journal d'informations, évoque quelques casseurs à Cayenne. A Kourou, divers jeunes tentent de créer des problèmes en improvisant des barrages, en allumant des feux. Les véhicules promis au C.S.G. ne parviennent à passer, bloqués par des personnes soutenant les barrages. Des rotations d'hélicoptères et des bateaux acheminent des employés sur la base spatiale. Des barrages improvisés parfois par des jeunes en état d'ébriété sont installés. Ceux-ci demandent un droit de passage aux automobilistes. Le soir, des poubelles sont incendiées dans la ville.

Jeudi 26 novembre. Les manifestants bloqueurs sont soutenus par divers citoyens. A.C.C. constate les violences. Le mouvement est peu à peu infiltré et récupéré par des gens qui changent les orientations du départ –interdiction de passage absolu même pour les véhicules négociés par le C.S.G. pour la sécurité du site, pour les cycles et les piétons. A.C.C. publie donc un communiqué pour annoncer qu'ils se dégagent du mouvement. Les lycées et collèges sont fermés. Des difficultés pour les cantines scolaires (un seul bus pour la ville entière).

Vendredi 27 novembre. Toutes les écoles et établissements scolaires sont fermés. On a laissé passer un camion-poubelle pour la collecte dans Kourou.

CARBURANTS CHERS, UNE INJUSTICE GUYANAISE ?

Derrière ces faits se cache un certain malaise…

En premier lieu le silence des médias français sur ce sujet pendant les premiers jours. Des citoyens ont essayé de relayer l'information sur le site de Rue89, au répondeur de Là-bas si j'y suis... On peut également déplorer l'amalgame toujours trop facile entre les inévitables casseurs en marge d'un mouvement, et les organisateurs pondérés d'un mouvement citoyen.

Le prix des carburants est anormalement élevé. C'est incontestable. Parmi les irrégularités soulevées par A.C.C., certaines sont restées sans réponse. La région Guyane, le Conseil Général, la S.A.R.A., société qui distribue les carburants dans le département, se renvoient la balle et éludent les vraies questions. Personne ne veut faire la moindre concession. Où va l'argent du consommateur ? (Quelqu'un s'est-il, au passage, laissé corrompre avantageusement ?)

De plus, la Guyane est terriblement mal desservie par les transports en commun, et de nombreuses zones sont isolées. La voiture s'impose donc très souvent comme moyen de transport nécessaire. Ajoutons à cela le coût extrêmement élevé des billets d'avions pour la métropole, en partie lié au coût des carburants. (Voir les sites de réservation en ligne d'Air France et Air Caraïbes.)

UNE RHETORIQUE DOUTEUSE

Cependant, le mouvement de protestation soulève quelques questions importantes :

1- Tout d'abord, si l'A.C.C. semble avoir des méthodes d'analyse fondées sur le bon sens, on peut s'interroger sur l'identité des "socioprofessionnels" appelés à la rescousse. D'autant plus qu'une vidéo de RFO Guyane montre un des manifestants se félicitant de l'appui du "Medef." (http://guyane.rfo.fr/article440.html#)

2- La rhétorique de certaines personnes sur les barrages est assez ambiguë. Jeudi, les piétons et les cycles étaient absolument interdits de passage. La revendication, Jeudi 27, est une baisse inconditionnelle de 50 centimes d'euro le litre. Les manifestants mettent en avant le prix des carburants comme une injustice flagrante qui touche d'abord les pauvres. (On cite l'exemple des économies réalisées à ce taux par une famille nombreuse.) Or, la Guyane bénéficie d'aides sociales au même titre que les autres départements français. Ici, pas de factures de chauffage, les logements sociaux sont nombreux… Si la vie est très chère, les voitures "tuning" avec amplificateurs dans le coffre et les 4X4 tout-terrain sont très nombreux –chez les gens squattant des baraques de planches et tôle ondulée autant que chez les fonctionnaires et ingénieurs du centre spatial. Il est vrai qu'ici peut-être plus encore qu'en métropole, la voiture confère un statut social. Pour accentuer le propos, un manifestant invoque la différence de prix du gasoil entre la métropole (€ 0.99/litre) et à Maripasoula. (€ 2.99) Sur la côte, le même gasoil coûte € 1.55/litre. Maripasoula est une commune enclavée au cœur de la forêt, à 3 jours de pirogue ou une heure d'avion. C'est le lieu de ravitaillement des orpailleurs, entre les territoires amérindiens Wayana et les diverses communautés noir-marron de Guyane. A ce titre, les prostituées, les orpailleurs, les clandestins surinamiens y circulent en permanence. On les accuse, entre autres, de piller la Guyane, de propager la malaria, de vivre des allocations familiales en dilapidant l'argent public… Les Guyanais qui ne sont pas originaires de l'intérieur ne se battent pas pour partir y travailler. Visiter les lieux pour le tourisme semble aberrant. Je suis touché de la solidarité soudaine des "socioprofessionnels" bloqueurs avec les habitants de l'intérieur.

3- Je regrette le ballet des hélicoptères pour acheminer le personnel du centre spatial. Cela semble méprisant pour les petites gens et inutilement polluant. Mais il s'agit apparemment d'un service minimum de sécurité, (3% du personnel) indispensable pour un site classé SEVESO et contenant des usines chimiques très dangereuses aux portes de la ville. (Ergols liquides, fabrication d'accélérateurs à poudre…) En laissant passer un (ou quelques) bus seulement chaque jour, les manifestants auraient permis au C.S.G. d'assurer la sécurité sans avoir recours aux hélicoptères, et le mouvement ne s'en serait pas trouvé affaibli.

4- Un auditeur de "Là-bas si j'y suis" laisse un message sur le répondeur de l'émission, diffusé sur France Inter le 28 Novembre. Il fait écho au mouvement et indique que la Guyane est en "grève générale", que "tout le département est en grève, c'est-à-dire qu'il y a 250000 personnes qui sont en grève". C'est un peu simpliste. Toute la Guyane est paralysée, certes, par la force, mais 100% des citoyens apportent-ils leur soutien, ne serait-ce que passif, au mouvement ? Combien auront fait le déplacement sur les barrages pour apporter boissons et victuailles ? Les affichettes de soutien proposées par l'A.C.C. pour coller sur les pare-brises sont plutôt rares en ville. L'auditeur explique aussi que les commerces sont "fermés". En effet, certains commerçants auraient été menacés. Ils soutiennent donc le mouvement avec rideaux baissés. Cette déformation rhétorique tiendra-t-elle longtemps ?

5- Enfin, hormis la question quantitative du prix à la pompe, les carburants représentent d'autres enjeux : les dommages causés à l'environnement, et la dépendance stratégique à des pays producteurs de pétrole. Les manifestants maintiennent l'importance de la baisse du prix comme argument unique. Ils n'évoquent en aucun cas les autres questions. En refusant le passage des piétons et cycles, ils éludent la question environnementale. Personne ne remet en cause l'origine même du carburant, que ce soit depuis le Venezuela Chaviste, pourtant souvent présenté comme une dictature éhontée, ou d'autres gisements.

QUELLE SOCIETE POUR DEMAIN ?

En résumé, le mouvement est constitué de citoyens d'origines et intérêts divers, avec des appuis pour le moins douteux. Il leur est facile de s'imposer comme défenseurs du consommateur moyen sur un sujet fédérateur. Cette stratégie peut être qualifiée de populiste. Mais une baisse des prix profitera-t-elle plus à ces entreprises du littoral (taxi, transports, entreprises diverses) ou aux habitants des communes de l'intérieur ? On sent un relent de poujadisme… ("Attitude revendicatrice étroitement corporatiste associée à un refus de l'évolution économique et sociale." Dictionnaire Hachette Encyclopédique, édition 2002, Paris : Hachette, 2001, p. 1291.)

On milite pour aider les pauvres, mais un tel mouvement aurait-il eu lieu pour lutter contre l'augmentation vertigineuse du prix du riz (aliment de base ici aussi) à la bourse de Chicago ? (vu en 2008, US$ 1.30/kg) Aurait-on bloqué les routes avec une telle véhémence pour protester contre les mécanismes qui créent cette pauvreté –abaissement des minima sociaux, franchises médicales, précarisation des conditions d'embauche, même dans la fonction publique… ? (En général, en France, les grèves sont plutôt boudées et les citoyens se plaignent d'être "pris en otages".)

Le mouvement ne revendique qu'une baisse du prix des carburants de 50 centimes d'euro le litre. Pourquoi 50 ? Que, et qui justifie ce calcul ? Si cette revendication arbitraire était satisfaite, le mouvement s'arrêtera… Sans changer les principes de notre société dépendante du pétrole.

Je ne verse pas dans l'écologisme à la mode, la pastille verte cautionnant le 4X4. Mais le prix du carburant, s'il est anormalement élevé, met également en lumière les difficultés vers lesquelles notre société se dirige : carences du pétrole donc augmentation des coûts, réchauffement climatique, engorgement et pollution des centres urbains, entraînant divers problèmes de santé, dépendance de pays producteurs de pétrole avec risques de guerres pour le pétrole, de compromissions avec les gouvernements de ces pays, conquête sauvage des fonds marins arctiques pour leurs gisements de pétrole brut, au mépris des populations et écosystèmes autochtones, consommation de réserves fossiles appartenant aux générations futures… Il me paraissait opportun de profiter de ce mouvement de protestation pour réfléchir au type de société que nous voulons construire.

Kourou est une petite ville sans transports publics. Les avenues sont larges et encore aménageables, et le relief est nul. On pourrait rêver de pistes cyclables, tramway… dans une ville sillonnée dès 5h du matin par des citoyens qui transportent leur débroussailleuse à vélo pour aller travailler. Un projet d'éoliennes sur le site de Matiti permettra bientôt de réduire la dépendance à la centrale thermique. Tout est encore à construire.

Mis au chômage technique par la force des choses, je sillonne la ville à vélo et parle à mes voisins.

Julien Ramina, Kourou, le 28 Novembre 2008

Ca y est, la presse hexagonale semble s'être enfin réveillée... Mais il paraît qu'Europe 1 ce matin (vendredi) a signalé que "toute l'île était bloquée". Peut-être évoquaient-ils l'île de Cayenne, en fait.. Le ministre annonce une baisse de 30 cts, le président du Conseil général reconnaît que c'est + que ce que les élus étaient allés plaider à Paris en octobre dernier. Mais pas sûr que cela convainque les jusqu'au boutistes des barrages, dont certains prêts à la surenchère pour leur 4X4 (je ne parle évidemment pas des socio-professionnels, que je soutiens davantage). Aucune réflexion évidemment sur le manque cruel de transports en commun en Guyane, dont d'ailleurs personne ne veut ! Je dois me rendre une fois par mois en mission au collège de Saint-Georges, aller-retour dans la journée en voiture à cause de mon emploi du temps au lycée, et je regrette l'avion qui m'y emmenait autefois en 20 mn... L'Etat - et le Préfet notamment - a fortement pêché par sa longue indifférence, je l'ai abondamment écrit à tous mes contacts de l'Hexagone. Mais que cela n'exonère pas le Conseil régional de sa propre responsabilité dans l'augmentation des prix du carburant, même si c'est pour la bonne cause. Ah oui mais ce sont des Guyanais, donc il ne faut pas les incriminer... Karam (un ancien collègue, avec lequel j'ai conservé d'excellentes relations par ailleurs) parade sur les barrages, mais qui a décidé de la dernière augmentation ? Bref, on n'est pas sorti de l'auberge. J'ai peur de la volonté de surenchère, surtout après avoir vu tous les drapeaux nationalistes devant la Préfecture, et certaines déclarations entendues sur RFO... A bientôt, si Bondyé lé Stéphane Granger